La fraude fiscale et les paradis fiscaux ne doivent pas être réduits à de gênants épiphénomènes, mais peuvent être considérés comme des éléments consubstantiels d’un système généralisé. Aussi, leur existence constitue bien un problème fondamental.
En quoi la fraude fiscale et les paradis fiscaux posent problème
Les problématiques des paradis fiscaux et de la fraude fiscale sont souvent tournées vers les contribuables soi-disant harassés par les taxes et qui essaient de sauver leur entreprise ou leur pouvoir d’achat en évitant l’impôt. En fait, le problème de fond ne se situe pas à ce niveau, qui nous détourne des véritables enjeux.
D’une part, la fiscalité et l’équité devant l’impôt sont mis à mal. Le dumping fiscal, autrement dit la compétition effrénée des États par une baisse toujours plus importante des taxes, devient un vecteur de forte rentabilité pour les entreprises. Google a par exemple enregistré près de 20 milliards de dollars de revenus aux Bermudes en 2016. Selon Zucman, pour un dollar de salaire versé, « les multinationales américaines déclarent qu’elles gagnent autour de 50 cents avant taxes. Excepté en Irlande, aux Bermudes, au Luxembourg et autres territoires de ce type, où elles disent dégager 3,5 dollars de profit avant impôt », soit sept fois plus.
Cette stratégie de compétitivité entre les pays conduit forcément à des effets délétères dangereux pour les populations. Le développement des infrastructures publiques, les constructions d’écoles et d’hôpitaux, comme l’accompagnement des plus fragiles deviennent alors impossibles. Lorsqu’un euro est versé dans le cadre de l’aide internationale, certains pays voient s’échapper jusqu’à dix euros dans les paradis fiscaux. C’est chaque année plusieurs centaines de milliards de dollars qui échappent ainsi aux pays qui en ont le plus besoin. Comme l’assiette de l’impôt se rétrécit par ces exemptions et autres évitements, l’effort est supporté essentiellement par les salariés et les petites entreprises, qui parfois ne peuvent plus ou ne veulent plus payer. Comme j’ai pu l’écrire par le passé : « Pour revenir au mouvement des Gilets jaunes, cette nouvelle affaire [NDA : Carlos Ghosn] ne peut qu’attiser un peu plus le sentiment d’inéquité. D’un côté un patron payé en dizaines de millions de dollars qui trouve quand même opportun de frauder le fisc, de l’autre des salariés qui ont le sentiment de perdre un peu plus chaque jour une partie de leur pouvoir d’achat. Les tours de passe-passe fiscaux des multinationales, les affaires politico-financières et les cadeaux fiscaux aux plus riches comparés aux fins de mois difficiles, ne sont plus soutenables pour certains. Les citoyens refusent désormais un partage qui leur paraît inégalitaire. Le consentement à l’impôt est remis en cause. »
D’autre part, le manque de transparence des flux par l’opacité des territoires non coopératifs, permet aux mafias et aux groupes terroristes de faire circuler leurs capitaux criminels. La traçabilité des fonds et des paiements s’avère quasiment impossible dès lors qu’un paradis fiscal entre dans le circuit. Il ne faut pas oublier que les paradis fiscaux sont généralement en même temps des paradis bancaires, avec des comptes cachés, et des paradis judiciaires, avec des amnisties et des impunités de fait. L’argent criminel représente chaque année dans le monde près de 2.500 milliards de dollars, soit le PIB du continent africain !
La réponse politique est nécessaire mais insuffisante
La lutte contre les paradis fiscaux est donc de toute évidence insuffisante, que ce soit en France, en Europe ou partout ailleurs. Certes l’Union Européenne agit, mais les efforts paraissent très souvent dérisoires et se soldent parfois par de simples effets de manche médiatiques. Le meilleur exemple vient de la liste des pays non coopératifs publiée à la suite des Paradise Papers le 5 décembre 2017 : les pays européens sont exclus de cette liste, car censés se conformer au droit européen notamment en matière de lutte contre la fraude.
Les manquements peuvent s’expliquer à plusieurs niveaux. Sur le plan géostratégique, il est parfois scabreux de s’attaquer à certains territoires comme Hong-Kong avec les fortes pressions de la Chine ou le Delaware, partie intégrante des États-Unis. D’autre part, certains paradis bancaires permettent aux États de s’acquitter de certains règlements, volontairement discrets (commissions sur les ventes d’armes, financement de groupes rebelles…). Certaines entreprises publiques elles-mêmes utilisent les paradis fiscaux dans leurs montages financiers.
D’autres raisons, moins avouables car plus individuelles, peuvent être avancées. Les partis politiques usent de circuits opaques afin de blanchir les financements occultes de leurs campagnes électorales. Certains dirigeants profitent aussi de leur position pour leurs propres intérêts personnels. Les différents grands scandales internationaux ont mis sur le devant de la scène nombre d’entre eux, des présidents, des rois, des ministres ou encore des députés propriétaires de sociétés écrans et de comptes bancaires offshores non déclarés.
Des efforts ont cependant été fournis avec de réelles avancées comme le reporting pays par pays ou les registres des bénéficiaires effectifs. Malheureusement ces mesures sont déjà contournées. La prise de conscience collective est effective, mais les actes restent timorés et trop souvent localisés.
Rédigé par Dr. Éric Vernier
Éric Vernier, Directeur de l’ISCID-CO International Business School, Docteur en sciences de gestion Habilité à diriger des recherches, Chercheur au LEM (UMR CNRS 9221), Chercheur associé à l’IRIS (Observatoire des Criminalités Internationales), Expert APM, Expert Lefebvre Dalloz, Vice-Président du Fonds de dotation e5t, Administrateur de l’Aderse, Membre du Comité scientifique de la Revue Vie & Sciences de l’Entreprise, Auteur de « Techniques de blanchiment » et « Fraude fiscale et paradis fiscaux » chez Dunod.
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